Aoi sait qu’elle n’a pas vraiment le droit de douter d’elle-même. Le doute mène à la confusion, à la distraction et à la défaite. Pour le moment, le combat est plutôt égale. Ils montrent qu’ils ont des capacités de même niveau et la fin est… imprévisible. La Pourfendeuse ne peut pas dire avec certitude qu’elle va le vaincre. Elle ne doit surtout pas mettre la charrue avant les bœufs sinon, elle prendra trop de confiance en elle. Chaque coup peut être décisif et c’est sur ces coups qu’elle doit se concentrer à 200%. Si l’un d’eux parvient à percer la défense de l’autre, il prendra le dessus. De là à savoir si ce sera lui ou elle… Il est encore trop tôt pour le dire. Trop tôt et pourtant, le temps leur manque. Le public commence à s’interroger, les organisateurs s’impatientent et Aoi n’oublie pas ce que la famille Ubuyashiki a dit aux Pourfendeurs se rendant à la convention : il ne faut pas que les gens se rendent compte de ce qu’il se passe réellement. Avec son cinquième Mouvement, elle parvient à toucher quelques fois Zansho. Alors qu’elle lui passe à côté, elle tourne son regard vers lui pour voir les blessures qu’elle a réussi à lui infliger avec un léger sourire. Sourire qui disparaît dès qu’il reprend la parole. Elle claque sa langue contre son palais et lève les yeux au ciel.

-Parce que tu crois que je t’expliquerais sur quoi se basent nos Souffles ? Il faudrait que je sois vraiment désespérée pour ça.

Il annonce son cinquième mouvement et elle se demande combien de techniques il s’est amusé à inventer pour un Souffle qui n’existe même pas. Elle n’a pas le temps de s’interroger longuement, il l’attaque avec une vitesse qui la prend de court, supérieure à celle qu’il avait utilisé pour ses attaques précédentes. Le jeu devient réellement plus sérieux. Elle ne peut vraiment pas baisser sa garder. Il l’accule et elle sent qu’elle a plus de mal à parer les lames ennemies. Aoi ne fait plus très attention au public, elle n’a plus l’occasion de jouer pour le spectacle et elle ne se rend pas compte que les personnes présentes autour d’eux sont moins emballées qu’au début du combat. Elle sent qu’elle ne parviendra pas à le repousser, le Monstre parvenant à la toucher à plusieurs reprises et plus profondément, cette fois. Elle grimace. Le combat entre dans une nouvelle phase : plus dangereuse, plus mortelle. Elle décide de contre-attaquer même s’il se trouve encore très proche d’elle.

-Souffle de l’Eau. Variation du Deuxième Mouvement : la Roue d’Eau.

Elle esquive une de ses attaques et prend son élan en même temps pour tenter un coup horizontal, visant son flanc avec une détermination dont elle ne manque pas encore.

Avec leur proximité, Aoi a confiance en elle et pense sincèrement qu’elle peut le toucher avec son second Mouvement. Malgré ça, Zansho lui prouve encore une fois qu’elle ne peut pas se permettre d’avoir une confiance excessive en elle-même… Si le Démon a prouvé qu’il savait attaquer, il a également montré de très bonnes capacités d’esquives, pour le malheur de la jeune Pourfendeuse. Elle ne veut pas l’avouer mais une partie d’elle pense qu’il a raison : les techniques qu’elle utilise sont dépassées, elles datent de plus d’un siècle et ne font apparemment pas vraiment leurs preuves en combat. Ou peut-être est-ce simplement Aoi qui n’est pas faite pour ça ? Ce serait une éventualité aussi… Le doute s’immisce.

-Il ne s’agit pas que de force ou de limites humaines. Les mystères de Souffle sont bien plus complexes que ça et ne sont pas si facilement perçables.

Aoi est distraite par la soudaine intervention d’un membre du staff. Elle se doutait que ça finirait par arriver. Ils sont sûrement sur scène depuis bien trop longtemps pour le concours. Elle veut lui parler, tenter de trouver une explication, une excuse qui expliquerait pourquoi ils s’attardent aussi longtemps. Pourtant, elle n’a pas le temps de s’approcher. Elle n’a pas le temps d’ouvrir la bouche ou de faire le moindre geste. Elle cligne simplement les yeux, une fraction de seconde passe et l’instant d’après, la gorge de l’officiel se retrouve ouverte et du sang s’écoule à une vitesse effrayante sur le sol de la scène. Le visage de la jeune fille pâlit alors qu’elle n’avait jamais vu la mort jusqu’ici. Déjà, le corps tombe lourdement et une flaque pourpre ne tarde pas à l’entourer. Le regard de la Pourfendeuse est rempli d’horreur, de choc et de peur. La foule hurle mais Aoi l’entend à peine. Ce n’est que le mouvement mortel de son adversaire fondant à nouveau vers elle qui attire son attention, dans sa vision périphérique. Son cœur rate un battement, sous la surprise et la terreur. Elle saute et roule sur le côté dans une tentative désespérée mais réussie d'esquiver l'attaque du Monstre.

-Comment… Comment oses-tu!?

Sa voix est lourde de la peur qui lui étreint le cœur. Elle ne veut pas mourir. Elle sent que le Monstre veut vraiment sa mort. Il le lui a dit. Il n’a aucune intention de la laisser en vie. Mais Aoi, elle, elle ne veut pas du tout mourir. Elle ne veut pas finir comme cet homme désormais sans vie, baignant dans son sang. Le public fuit, le chaos règne mais elle ne peut pas se permettre d’être distraite.

-Je ne veux pas mourir !, elle murmure, la mâchoire serrée, le front perlé par sa sueur, Souffle de l’eau. Septième Mouvement : Goutte de Rosée troublant l’Eau dormante.

Elle ne reprend de la distance que pour reprendre son élan et tenter un coup d’estoc rapide.

Les cris de terreur et l’agitation détournent l’attention de Aoi. Un frisson parcourt son échine. La mort la terrifie, elle est bien trop jeune, bien trop prometteuse pour mourir si tôt, sans avoir accompli quoi que ce soit. Elle ne pensait pas la voir d’aussi près, prenant une vie innocente. Elle sait qu’elle doit tuer, qu’il s’agit de mourir ou de se défendre mais elle se demande désormais si tout ce jeu en vaut la chandelle. Après tout, on ne lui propose rien en échange, simplement une existence d’entraînement et de fatigue. Elle cherchait l’exhalation et le changement mais la routine l’a prise sous son aile. Le combat qu’elle mène ce soir la sort de ses habitudes et elle sait que l’adrénaline que cela provoque en elle la rend déjà addict. Mais quid de si elle survit, après ? Elle retournera aux entraînements jusqu’à ce que les ordres de la famille Ubuyashiki l’envoie à nouveau en Mission… sans savoir si ce sera dans deux semaines ou deux mois. Ses mains tremblent, son katana s’agite sous la peur qui la fige mais la rend également si vivante. Face aux mots du Monstre, ses yeux s’écarquillent, la surprise la laisse muette quelques secondes. Est-il sérieux ? Lui propose-t-il avec sincérité qu’elle rejoigne les rangs des Démons ?

-Rejoindre tes rangs... ?

Elle murmure, presque… hésitante… ? Pendant une fraction de secondes -ou peut-être plusieurs ?- elle considère l’offre. Les cris la ramènent à la réalité. Elle ne peut pas se permettre de baisser les bras, elle a encore une chance, elle n’est pas désespérée à ce point. Elle secoue la tête pour reprendre ses esprits et se concentre sur une nouvelle attaque qui échoue à nouveau et ne fait pas du tout mouche. Il la repousse en utilisant la lame volée de Sayuni et ne lui laisse pas le temps de se reconcentrer puisqu’il frappe à nouveau. Elle lève de justesse son katana pour parer et serre sa mâchoire. Il a une telle force… Elle l’admire malgré elle.

-Penses-tu vraiment… que je n’ai aucune chance ?

Elle-même est en train d’en douter. Elle sait que c’est le risque, quand on se lance dans une telle guerre, mais ça ne change pas sa conviction, sa peur qui fait basculer son cœur et ses opinions sur l’Armée pour laquelle elle se bat. Elle baisse les yeux, une seconde, mais quand elle les relève, Zansho est déjà sur elle. Elle a de plus en plus de mal à suivre, force est de dire que la puissance des Monstres est bien supérieure à la sienne. A-t-elle choisi le mauvais camp? Elle parvient à éviter le plus gros des dégâts mais le doute s'installe et elle ne montre plus la même confiance, ni la même haine.

-Je n'ai pas dit mon dernier mot... Souffle de l'Eau. Premier Mouvement : Entaille de l'Eau Calme.

Elle murmure ses mots et son Souffle avant de s'élancer mais sa conviction n'est plus aussi vaillante.

Aoi s’efforce de rester sur le droit chemin, elle ne devrait pas se permettre de douter, de considérer l’idée de changer de camp. Elle a rencontré beaucoup de Pourfendeurs, apprentis ou non, dans le Domaine, et tous se sont révélés particulièrement dévoués à l’Armée et au but que leur a donné la Famille Ubuyashiki. Bien sûr, certains doutent -comme elle- mais doutent-ils autant qu’elle ou trouvent-ils leur foi pendant leur premier combat ? Elle pensait que ce serait son cas, qu’elle se serait rendue compte qu’elle était bel et bien du bon côté en affrontant un premier Démon… et celui-ci a en plus assassiné une Pourfendeuse qu’elle connaissait. Elle le détestait, au début. Désormais, elle ne ressent qu’une chose : la peur de mourir. Cette peur qui la pousse à hésiter, à douter, à considérer c qu’elle devrait faire pour survivre. Fuir, se battre ou… accepter sa proposition ? Elle ne sait pas ce qu’elle doit faire alors, elle continue ce qu’elle fait depuis qu’elle est montée sur cette scène : elle attaque. Il part avec aisance et le doute, encore, s’immisce. Ils sont proches l’un de l’autre pendant la parade et ses yeux s’écarquillent. Elle voit les quelques pauvres blessures qu’elle avait réussi à lui infliger commencer à guérir.

Les Démons sont immortels, ils ont la capacité de se régénérer, ils sont puissants… Il y a une centaine d’années, les Pourfendeurs ont eu le dessus mais après combien de temps ? Des milliers d’années ? Aoi sera morte d’ici là, elle ne verra jamais les Pourfendeurs avoir le dessus et elle n’atteindra jamais la force des Piliers… Il ne restera rien d’elle, après sa mort. Même si elle tue ce Démon, si elle survit à ce combat, un autre Monstre finira par avoir le dessus sur elle. Elle ne sera dès lors plus qu’un cadavre, dévorée, oubliée… L’angoisse l’étreint, ses blessures affaiblissent son corps. Elle a perdu beaucoup de sang alors que son ennemi, lui, guérit déjà. À nouveau, il l’attaque et elle n’est plus aussi vive, plus aussi déterminée. Essoufflée, elle reprend de la distance en esquivant de justesse les lames ennemies.

-Comment… Comment pourrais-je faire confiance, Démon ? Qui me dit que tu ne cherches pas à me duper, me donner quelque espoir pour mieux me tuer par la suite ?

Elle pose une main sur ses côtés couvertes de coupure. Elle est affaiblie, méfiante, apeurée. Doit-elle continuer de discuter ou attaquer encore, désespérément ? Elle resserre sa prise sur son katana mais simplement parce qu’elle a peur de le lâcher, trop épuisée.

-Tout ce que je veux, c’est vivre.

Elle n’utilise pas son Souffle alors qu’elle vient encore à sa rencontre pour croiser le fer. Le combat touche à sa fin mais elle ne sait pas comment il va se terminer. Son regard retombe sur le cadavre au sol, elle ne veut pas finir comme ça. Elle utilise des techniques de combat simple, sans Souffle, pour simplement donner l’illusion qu’elle continue de se battre sans vraiment le faire.

La Pourfendeuse est surprise quand, suite à sa vaine tentative d’attaque, le Démon ne tente même pas d’esquiver. Il a une telle confiance, un tel avantage sur elle qu’il se permet même de ranger les katana dans leurs fourreaux. Pourquoi diable se permet-il cela ? Aoi n’est pas stupide, elle a perdu ce combat, même si elle décide de ne pas rejoindre les rangs ennemis, elle sera sans doute morte avant que la Lune ne se lève… Les Pourfendeurs ne peuvent pas se permettre d’avoir peur de mourir alors que chaque combat peut mener à la mort inéluctable. C’est le sacrifice que les Soldats doivent être capables de faire. Pourquoi Aoi ne se sent-elle pas sur la même longueur d’onde qu’eux ? Elle se rappelle de Sayuni, elle qui était encore plus jeune et qui n’aurait pas dû mourir dès son premier combat. Ce sacrifice était vain, comme le sien le serait. Personne ne se rappellera d’elle, personne ne dira que sa mort était utile et qu’elle s’est sacrifiée pour la bonne cause. Non, tout ce que sa mort prouvera, c’est qu’elle était trop faible face à ce Démon.

Elle est surprise que le Monstre, ce prétendu « Zansho » dévoile son visage. Est-ce censé lui prouver qu’elle peut lui faire confiance ? Elle, elle s’en veut. Il le souligne bien. Elle st la seule à avoir des doutes ? Pourquoi a-t-elle des doutes quand les autres Pourfendeurs sont si sûrs d’eux ? Elle devrait être comme ses semblables et repousser simplement la proposition du Démon. Si elle accepte, qui sait ce qui lui arrivera ? Si elle refuse, il a mis les choses au clair : il la tuera. Une quinte de toux la prend alors que son ennemi se recule. Elle regarde sa main, placée devant sa bouche par réflexe. Du sang. Elle est mal, comme si elle ne le savait pas déjà. Elle prend une grande inspiration en essuyant ses lèvres d’un geste vif.

Alors, as-tu choisi ? Là est toute la question, là est le choix qu’elle doit faire et qui tourne encore et encore dans sa tête. La vie éternelle, c’est tentant mais à quel prix ? Est-elle prête à vendre son âme, à perdre son humanité ? Elle hésite. Se battre ou abandonner. Son corps lui lance assez de signes d’alarme pour qu’elle comprenne une chose : si elle lève à nouveau son katana vers lui, elle ne verra plus le lever du Soleil. Ses yeux se remplissent de larmes et dans un bruit de métal sourd, son katana lui échappe des mains et tombe au sol.

-Je… J’accepte… J’accepte de devenir… comme toi…

Elle murmure, la tête baissée, honteuse de ce choix qui est pourtant le seul évident pour lui permettre de rester vivante.

-Je préfère devenir un Démon plutôt que de mourir. Je… Je t’apprendrais à utiliser les Souffles et tu peux… prendre mon katana mais s’il-te-plaît, ne me tue pas…

Aoi pensait vraiment qu’elle devait renoncer à son katana, que Zansho le prendrait comme trophée. Mais voilà qu’il le refuse. Pourquoi ne le veut-il pas ? Parce qu’elle n’est pas morte ? Que sa victoire n’est pas complète ? Elle se penche lentement, tremblante, elle récupère son arme mais se demande si elle s’en servira encore. Peut-être fera-t-elle comme le Démon, peut-être se battra-t-elle encore avec son sabre par la suite pour tuer ceux qui ont été ses semblables… Elle range le katana dans son fourreau à sa taille et regarde autour d’elle. Sa vie va changer du tout au tout. Elle ne sera plus du côté des « gentils » mais peut-être devrait-elle arrêter de considérer qu’il y a des gentils et des méchants ? Ce ne sont que deux camps qui s’opposent, c’est une question de point de vue. Ses yeux bleu océan interrogent celui qui était son ennemi quand il parle de mort poétique.

-Qu’est-ce que tu veux dire par là… Je ne me souviendrais plus de qui j’étais… ?

Aoi se demande ce que va entraîner sa transformation. Elle ne peut pas vraiment revenir en arrière, comme quand elle avait accepté de rejoindre les Pourfendeurs. C’est le genre de décision qu’on ne peut pas reprendre mais qu’on espère ne pas regretter. Elle n’a pas trouvé sa place au Domaine, se sentira-t-elle mieux parmi les Démons ? Elle n’aurait pas trop de difficulté à faire une croix sur son passé. Son enfance difficile, son adolescence pénible et sa vie d’adulte avec toujours plus de problèmes, toujours plus de mauvaises rencontres. Sa vie a été un flot de malchances et de mauvaises décisions. Elle a l’occasion de devenir une nouvelle personne, de se transformer en cette forme qui l’intriguait tant, qui recèle tant de secrets fascinants et éternels.

Elle a un mouvement de recul, prise par surprise quand Zansho s’attaque brusquement aux décors. Un feu commence devant le regard ébahi d’Aoi. Elle regarde la foule qui panique bien plus et qui se disperse à une vitesse impressionnante. Parmi elle, la Pourfendeuse remarque deux visages familiers. Une jeune femme aux cheveux verts et une autre à la chevelure argentée fixent la scène, fixent Zansho et Aoi avec intérêt, intrigue et inquiétude. Elle les reconnaît : ce sont des Pourfendeuses. Elles semblent vouloir se rapprocher mais les mouvements de foule les en empêchent. Elle n’a pas le temps de s’attarder, Zansho lui dit de le suivre et elle ne peut pas en faire autrement, au vu du ton de sa voix. Elle reste proche de lui, comme une ombre à travers la foule, ils disparaissent tous les deux des yeux des Pourfendeuses et quittent la Convention.

Ils finissent par se retrouver dans une ruelle. La nuit est tombée et pourtant, le calme n’est pas tout à fait présent. Au loin, elle peut entendre les sirènes annonçant l’arrivée de la police et des pompiers. Le Démon a créé une sacrée pagaille. Le cœur de la jeune adulte bat si vite qu’elle l’entend contre ses tympans. C’est le moment. Il vient de le dire. Elle fixe le masque rouge qui s’approche d’elle et se bat pour ne pas faire un pas en arrière, pour ne pas laisser la peur prendre trop de place en elle. Quand les mains du Monstre se tendent vers elle, elle ferme les yeux et hoche simplement la tête. Elle est prête. Elle s’en convainc. Elle attend… Mais rien ne se passe. Quand elle réouvre les yeux, il a retiré ses mains.

-Comment ça, tu n’as pas ce pouvoir… ?

Est-ce que ce serait comme il y a 100 ans ? À cette époque, seul Muzan était capable de créer des Démons. Soudainement, elle sent une seringue s’enfoncer dans son cou et un liquide chaud se répand dans ses veines. Son corps est pris de spasmes et ses genoux la lâchent pour la faire tomber sur l’asphalte.

Un rire résonne brusquement dans la ruelle isolée de tout. Alors que la jeune Pourfendeuse s’effondre, une aiguille plantée dans le cou, une silhouette sombre se dévoile derrière elle, une silhouette élancée, prenant une posture théâtrale pour se révéler. Le Démon a un grand sourire sur les lèvres, révélant ses dents si blanches et pointues. Il écarte les bras et s’avance vers Zansho, enjambant la pauvre fille subissant avec douleur la transformation. Il n’en a que faire d’elle. Il a compris qu’elle voulait devenir un Démon et il a exaucé son souhait. Si Doma est là, ce soir, c’est pour voir Zansho.

-Heyyyy~ Comme on se retrouve ! Je t’ai manqué ?

Il n’essaye pas de le prendre dans ses bras, même s’il le voudrait. Il sait bien que la plupart des Démons ne sont pas très… câlins. Il se rappelle du Démon au masque rouge. Il l’a transformé, il y a de ça quelques temps, quand lui et un certain nombre de Démons inférieurs ont pris d’assaut le village où la version humaine du jeune homme vivait. Depuis, il a tué plusieurs Pourfendeurs et s’est montré digne de l’intérêt de Tensai. Voilà pourquoi Doma est là, ce soir, envoyé pour observer discrètement les agissements du Démon masqué. Il doit bien avouer qu’il n’a pas été déçu ! Le spectacle en valait la chandelle. Aoi, derrière lui, pousse un gémissement de douleur et la Lune Supérieure lui jette un coup d’œil désintéressé.

-J’espère que tu as bien fait de la convaincre de rejoindre nos rangs. Une Pourfendeuse, hein… Ce n’est pas rien. Elle n’a pas intérêt à nous trahir ou à jouer les espionnes pour l’ennemi. Tu devras t’en assurer.

Doma lève doucement les lunettes posées sur son nez pour les glisser dans sa chevelure blanche. Il dévoile son regard multicolore et dans ses yeux, le chiffre « 2 » est gravé en japonais. Comme toujours, il se montre particulièrement désinvolte, confiant, mais son sourire s’efface légèrement pour laisser place à une moue plus sérieuse.

-Le Maître m’envoie. Il semble qu’il te trouve vraiment… prometteur même si ce soir, tu as sans doute un peu trop attiré l’attention sur toi., le Démon, plus grand que Zansho, pose sa main sur sa hanche, N’attire pas trop l’attention, petit, tu ne veux pas être dans le viseur du Maître, ça, je te l’assure !

Il éclate de rire comme si ce n’était rien mais lui non plus, il ne voudrait pas déplaire au Maître. Celui-ci est puissant, très puissant. Bien plus que Muzan. Doma n’a pas tant de souvenirs du premier Démon originel mais il sait que Tensai est bien plus dangereux, bien plus malin. La Deuxième Lune Supérieure fourre ses mains dans les poches de sa veste et en sort une seconde seringue, plus grande, plus remplie de ce liquide rouge qu’il vient d’injecter dans la Pourfendeuse.

-Tu as droit à une promotion ! , il secoue la seringue d’une main alors que de son index libre, il vient toucher le bout du nez de son masque, Ça va te rendre plus fort, mais ne t’imagine pas que tu vas pouvoir prendre ma place, huh ?

Il rit un peu plus fort et fait un pas en avant vers le Démon encore si faible comparé à la Lune Supérieure. Doma se demande ce que son maître pense de Zansho, pourquoi il s’imagine qu’il a tant de potentiel. Voit-il en lui une future Lune Supérieure ? Doma voit bien que le Démon masqué a de l’ambition mais il ne se fait pas trop de soucis. Il a bien trop confiance en lui pour ça.

-Tu vas obtenir un Pouvoir Sanguinaire, avec ce sang en plus… Je suis curieux de voir ce que ce sera ! Ah, et tu résisteras au Soleil, aussi. Alors, tu es prêt ? Tu sais déjà que ce ne sera pas très agréable…

Doma ne pensait pas que le Maître s’intéresserait à ce petit Démon que la Lune Supérieure a transformé une nuit comme les autres. Lui, il ne voit pas ce qu’il a de spécial, ce Démon masqué. Il n’est qu’un de plus qui obtient un Pouvoir Sanguinaire. Ce n’est pas comme s’il était un cas à part. Il y en a plein des comme lui mais il a senti que le Maître était plus intrigué… Pourquoi ? Bon, pour le coup, il a réussi à convaincre une Pourfendeuse de devenir un Démon et ça, ce n’est pas rien… Mais le Démon Originel s’intéressait à Zansho avant ça. Doma penche la tête dans une moue embêtée quand le petit Démon lui prend la seringue des yeux. Ah… Il préfère le faire lui-même, il aime tellement infligé la douleur lui-même et se délecter de la souffrance qu’il a provoquée !

-Mouais… On verra si t’en es capable. Un Démon qui forme un autre Démon… Bon sang.

Les choses sont bien différentes de ce qu’il a connu il y a 100 ans, même s’il n’a pas énormément de souvenirs de cette époque. Doma se doit d’expliquer au gamin ce que le sang va lui faire et l’évolution qu’il va subir, cette transformation qui va lui permettre de devenir bien plus fort, bien plus puissant. Un rire léger et amusé secoue les épaules de la Seconde Lune Supérieure et il regarde l’homme masqué, le jugeant de sa hauteur avec prétention.

-Si tu ne veux pas croire, grand bien te fasse ! Continue de jouer aux petits Démons faiblards qui n’attaquent que de nuit mais tu n’iras pas très loin…, il se penche sur Zansho, un large sourire sur les lèvres, Et je ne suis pas jaloux, petit, n’oublie pas que c’est moi qui t’ai transformé ! Je te l’ai dit, le Maître est très puissant. Tu ne devrais pas douter de sa capacité à vaincre le Soleil.

Il lève son index pour faire « non » à l’aide de celui-ci, d’un air réprobateur mais amusé. Il se redresse quand le Démon se décide à s’injecter le sang. Son sourire se fait satisfait comme il tombe, un genou à terre. Doma regarde derrière lui la petite, recroquevillée sur elle-même, tremblante mais déjà transformée. Il reporte son attention sur Zansho et penche la tête.

-Bon, je n’ai pas que ça à faire, moi. Je te laisse gérer la Pourfendeuse, elle risque d’avoir faim. Qu’elle ne fasse pas de vague, et toi non plus.

Il repart de là où il est venu, enjambant encore la gamine, il se tourne vers Zansho, peu inquiet de son état.

-À la prochaiiine~

La transformation de Zansho fait souffrir celui-ci sous le regard fasciné de Doma. Il aime la souffrance et les Démons, à chaque étape de leur évolution, passent toujours par cette douleur lancinante, brûlante, qui les force à se mettre à terre. La deuxième Lune Sanguinaire ne cache pas son sourire plus qu’heureux du spectacle auquel elle assiste. Le petit Démon est en train d’obtenir un Pouvoir Sanguinaire et ça fait un mal de chien. Il pousse un hurlement de douleur, retire même son masque mais face à ça, le Démon plus puissant ne peut que rire. Avoir mal rappelle aux Démons qu’ils ne sont pas immortels, qu’ils ont beau guérir d’à peu près toutes les blessures, ils ne sont pas immunisés de tout. Le Maître leur permet d’être forts, de même résister au Soleil s’ils font leurs preuves mais l’existence des Pourfendeurs les empêche de mener une vie loin de la crainte de la mort.

Quand la douleur semble s’estomper, la Lune conclut qu’elle n’a plus rien à faire ici et prend le large pour retourner là d’où elle vient. Sa mission ici est terminée mais il ne peut pas s’empêcher de se demander s’il reverrait ce Démon au masque rouge. De son côté, la jeune Pourfendeuse a également terminé sa transformation. Elle tremble encore, recroquevillée sur elle-même. Ses yeux ouverts n’ont plus la même couleur que par le passé. S’ils étaient d’un simple bleu nuit, ils semblent désormais de couleur changeante, oscillant entre de nombreuses teintes de bleu. Elle sent encore la douleur brûler ses veines à un degré qu’elle pensait ne pas exister. Elle se sent différente, plus forte, malgré l’horrible transformation qu’elle a dû vivre. Son regard se lève sur Zansho quand elle sent sa main sur son épaule. Elle se redresse, très lentement. Sa tête lui tourne encore, lui donnant l’impression d’être mi-vivante, mi-morte. Ce qui lui vient pourtant, au premier abord, c’est la faim. Une faim comme elle n’en a jamais connue qui lui serre le ventre et l’empêche de garder les idées claires.

-Aoi. Je m’appelle Aoi.

Elle murmure, d’une voix affaiblie mais grondante. Elle ne s’en rend pas compte mais elle est torturée par son estomac qui ne veut qu’une chose : être rempli… Mais par quoi ? Oh, elle le sait. Elle sait très bien ce qu’elle veut se mettre sous la dent. Ses yeux colorés s’ancrent dans ceux de Zansho. Elle se rappelle de ses entraînements de Pourfendeuse, d’à quel point elle s’ennuyait, là-bas. Elle espère ne plus s’ennuyer, désormais… Elle se souvient de sa rencontre, de son combat avec le Démon. Le reste, son enfance, sa vie avant le Domaine, elle ne s’en souvient plus, ne lui reste qu’un prénom. Assise face à celui qui lui a permis de se transcender, un sourire en coin étire ses lèvres.

-Pourquoi veux-tu me tenir en laisse ? Je pensais être enfin libre en acceptant cette transformation…

Elle remarque un mouvement plus loin dans la ruelle et ses yeux s’écarquillent. Il ne s’agit que d’un être humain, un humain à l’odeur particulièrement alléchante.

-J’ai très, très faim…