J'arrive bientôt au pied du Mont Fujikasane suivie de quelques pourfendeurs. Les pauvres, ils ont morflés chez les piliers précédents. Leurs têtes font peur à voir, sérieux. Suivre leur entrainement de la mort, là, très peu pour moi. Je ne saurais plus, de toute façon. Tout ce que je peux encore faire, c'est guider et soigner et ça me convient bien comme ça! J'ai donné de ma personne dans le combat contre les démons et je suis ok avec ma retraite largement anticipée.

Alors que mes pas me dirigent vers le lieu de notre sélection finale, je repense au chemin parcouru. Jamais je n'aurais pensé il y a 10 ans que je vivrais ainsi, manchot d'un bras, orpheline et surtout, sans ma sœur. Dans une guerre improbable contre des monstres qui sortent des histoires des vieux du village pour nous faire peur et pas qu'on traîne dehors la nuit. C'est pourtant leur désobéir qui m'a sauvé ce soir-là… Je sais qu'on a tous perdu quelqu'un, ici, mais ma peine n'en est pas allégée pour autant. Je n'ai jamais eu le corps de ma chère sœur pour faire mon deuil, juste une tache de sang trop grande. Alors pour apaiser ma peine, ma rage et le manque de leur absence, je me suis engagée et j'ai eu le temps de le regretter.

Alors je conduis ceux qui ont encore le courage de se battre. Les voir se mobiliser en masser pour ce que tout le monde annonce comme LE combat final, ça motive un peu. Ca m'a donné envie de fournir un effort qui m'a manqué ces deux dernières années. Mais moi, je me contente de travailler pendant mes pauses et déjà ça, ça m'épuise. Je n'ai pas les capacités de tous ces soldats. Et je ne me prive pas de le leur dire, je les encourage et les encense sans cesse, leur témoignant mon admiration même si aucun n'est aussi incroyable que Shinobu ou encore Kanao. Mais leurs efforts sont remarquables quand même.

On arrive à la Montagne des Glycines, toujours aussi belle! Même si les souvenirs qui y sont attachés le sont moins. Tant de jeunes sont morts ici, tant de jeunes sont morts pour avoir survécu ici. C'est un peu ironique de faire un entraînement ici, en fait. Surtout que je croyais que chaque pilier donnait leur leçon chez eux… Sauf Shinobu, elle se plonge dans ses recherches. C'est un peu décevant mais c'est la meilleure dans son domaine, elle est imbattable! Mais bon, un dixième Pilier, du sang en plus. Brrrrr. On n'en avait jamais entendu parler avant, il sort un peu de nulle part donc ça se fait, c'est un nouveau ou alors, il a pas de chez lui, ce qui est étonnant vu le grade. Aaaaaah, je veux en savoir plus. Et je le fais savoir à ceux que je guide.

On fait une pause après le coucher du jour pour les soldats arrivent en forme à leur premier jour à ce nouvel atelier et moi je n'en peux plus. Je veux savoir qui va leur apprendre quoi! Personne ne m'a rien dit sur cette étape de l'entraînement mais tous semblent perturbé en revenant, même les Furtifs! Alors avant les premières lueurs, je m'habille, place mon voile correctement et je m'assure que tout le monde soit prêt à l'aube et enfin, nous arrivons. Juste à temps alors que je vois les pourfendeurs déjà sur place se rassembler. Je salue ceux que je viens d'accompagner et me retire pour aller rejoindre les autres Furtifs sur le côté, prête à écouter et intervenir au besoin pour soigner brièvement l'un ou l'autre, s'il s'agit d'exercices qui risquent de les blesser comme chez Iguro-san ou Shinazugawa-san.

Je m'installe avec mes collègues mais je ne participe pas aux conversations qui commencent pour l'instant. J'attends surtout de voir comment se déroule cette étape. On me dit de ne pas être aussi excitée mais j'y crois pas, ça s'entend qu'ils appréhendent l'arrivée du Pilier. Ils l'ont déjà vu pourtant donc ça doit être quelque chose, je veux voir son souffle, du sang, ça doit être répugnant et fascinant en même temps.

Alors il arrive, enfin elle. C'est une femme, c'est pas les pas les pas d'un homme. Et juste après la voit. Et ma réalité explose.

Elle commence son entraînement comme si de rien, j'entends des remarques sur sa nature qui semble étrange. Oui. Elle a changé. Elle ne bouge plus pareil, elle ne parle plus pareil, elle ne ressemble plus à l'ado à qui j'ai dit au revoir. Ét elle, elle ne me reconnaît pas, comment elle pourrait?  J'ai grandi aussi et je suis masquée donc c'est pas possible. Mais pourquoi? Pourquoi après tant d'années? Pourquoi elle est pas revenue vers moi? Pourquoi m'avoir abandonnée?

Je passe la journée comme sous l'eau, avec l'impression de manquer d'air et les oreilles presque bouchées, ce qui est rares. Je veux me lever mais je n'y arrive pas, embourbée. Je crois que j'inquiète mes collègues, pas sûre. Je suis sous le choc, les émotions se succèdent sans se poser en moi et je ne reste là, à la regarder bêtement toute la journée, oscillant entre joie, tristesse, rage, soulagement, colère,…

Le Soleil décline enfin et c'est au soulagement général que tout le monde se retire pour manger et se reposer. Je parviens enfin à me lever, je m'excuse auprès de mon groupe et me dirige comme une marionnette, guidée par quelqu'un d'autre et j'arrive enfin devant elle. Je la regarde, interdite. Me reconnaît-elle? Ca fait une éternité que  j'avais plus perdu mes mots comme ça. Finalement, enfin, un murmure passe la boule que j'ai dans ma gorge en même temps que mes larmes passent mes yeux.

– Nee…-san?

Après la réunion des Piliers, il a fallu plusieurs jours avant que les entraînements ne commencent pour de bon. Ne voulant pas déranger la famille Ubuyashiki ou n’importe quel autre Pilier, je n’ai pas osé demander où devait se dérouler mon entraînement. J’ai préféré choisir moi-même l’endroit où m’installer et je ne sais pas vraiment pourquoi mon intérêt s’est tourné vers le Mont Fujikasane. C’est un lieu symbolique pour tous les Pourfendeurs. Ce n’est à son sommet, parmi les Démons, que je réalise mon entraînement mais au pied du Mont. Là, par chance, j’ai trouvé une grande clairière ainsi que des petites cabanes abandonnées. Ce n’est pas l’idéal mais je m’en contente parfaitement. Je me suis installée dans une des habitations et les autres ont été emménagées rapidement -mais très efficacement- pour les Pourfendeurs passant à mon entraînement.

J’étais nerveuse à l’idée d’enseigner à des Soldats de l’Armée qui viennent tout juste d’apprendre mon existence mais j’ai pris sur moi pour obéir et tout faire pour être à la hauteur. Pour pousser les Pourfendeurs à maîtriser le Souffle de Concentration Intégrale continu, j’ai mis en place plusieurs exercices qu’ils doivent réussir seuls. Évidemment, je reste tout de même attentive et présente pour leur donner des conseils mais ce n’est pas là que se concentre tout mon entraînement. Je dois surtout améliorer les techniques des Souffles et ce n’est pas l’entraînement idéal selon moi… Mais je ne me sentais pas de dire non, quand Shinobu m’a demandé si je m’en sentais capable. Je me suis rapidement fixée un objectif : que les Pourfendeurs soient capables de maîtriser la majorité des Mouvements de leur Souffle et qu’ils soient capables d’enchaîner de nombreux Mouvements sans s’arrêter et sans être trop affaibli.

Une nouvelle journée commence et elle commence tôt. J’enfile ma tenue de Pilier, coiffe rapidement mes cheveux puis quitte la cabane dans laquelle je me suis installée seule, non pas sans avoir bu une petite quantité de sang avant. Quand j’arrive, les Pourfendeurs sont déjà là, à m’attendre. Les regards me dévisagent encore mais je m’y suis habituée. Certains ont déjà quitté mon entraînement, trop dérangés par ma nature. Ça ne me fait rien, je préfère me concentrer sur les personnes qui arrivent à passer au-dessus de ça pour se concentrer sur les entraînements. Rapidement, je commence l’entraînement. Je choisis un Pourfendeur et, utilisant mon boken après m’être coupée la paume de la main, je commence à l’affronter en le poussant à utilisant ses techniques les unes à la suite, comme moi.

La journée passe toujours très vite et à la fin, la plupart des Pourfendeurs ont toujours l’air épuisés et déprimés, surtout ceux qui viennent d’arriver. J’annonce la fin de l’entraînement et le soulagement est palpable. Ils se dispersent pour aller manger ou se reposer et je range mon boken. Je jette un coup d’œil à ma main, la blessure se referme déjà. Je remarque qu’une silhouette s’avance et relève mon regard vers la Furtive. Tiens… C’est la première fois qu’un Furtif s’approche de moi. Je pense que je leur fais un peu trop peur et de toute façon, ils n’ont jamais besoin de me soigner au vu de ma condition. Je l’interroge du regard, mes yeux vairons ancrés dans les siens… qui me semblent étrangement familiers mais qui sont surtout emplis de larmes. Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit, de m’inquiéter pour elle, qu’elle prend la parole et me fige sur place. « Nee-san » ? « Nee-san » ? Mes yeux s’écarquillent. Ces yeux… Ce sont les yeux de ma petite sœur…

-Akina…?

Je m’approche d’elle. Je remarque la main qui lui manque et les questions se bousculent dans ma tête. Nous ne nous sommes plus vues depuis 7 ans, 7 longues années… La voilà Furtive et moi, mi-Démon mi-Humain. Je pensais à elle tous les jours, espérant qu’elle est une belle vie, tranquille, loin de tous les dangers et voilà que je découvre qu’elle a rejoint, comme moi, les rangs de l’Armée. Mes traits dévoilent la tristesse et la joie que je ressens en même temps. Je viens la prendre fébrilement dans mes bras et la serre tout contre moi, la gorge serrée.

-Je suis désolée…

La journée est dramatique. Moi qui m'attendais à quelque chose de super spéciale avec ce pilier sorti de nulle part juste avant L'Entraînement. Un Souffle de Sang, un nouveau parmi les plus forts, la journée promettait des découvertes mais pas celle que le destin m'a offert.

Je n'ai pas reconnu ses pas, sa voix est différente et sans cette silhouette fine, sans cette moitié de cheveux verts, j'aurais pu ne jamais la reconnaître. Ca fait mal de se dire qu'elle a changé au point que si elle était pas devant moi, je l'aurais pas reconnue là où je savais que c'était elle à ses pas, à sa manière de respirer dans notre chambre la nuit. Mais pourquoi elle est là, maintenant? Si elle était en vie, pourquoi m'avoir abandonnée toutes ces années? La question tourne encore et encore dans ma tête.

Je la regarde toute la journée entraîner les pourfendeurs. Elle utilise apparemment son sang pour de vrai dans ses attaques… Moi qui avais hâte de voir ça, me voilà dépitée. Ca doit être douloureux. Et c'est super glauque. Comment en est-elle arrivée là? Elle est en partie démon? Pourquoi, comment?  pilier? Que lui est-il arrivé en 7 ans? Elle a l'air plus en forme qu'avant… Et elle est forte, plus forte que tout le monde ici. Forte comme elle ne l'a jamais été. Qu'est-ce qu'on a fait à ma sœur?

Des questions, toujours, toujours plus de questions. Je suis triste pour elle et en colère pour moi.

Surtout qu'elle passe la journée sans me calculer alors que je n'ai d'yeux que pour elle. Mais comment pourrait-elle même me reconnaître, hein? Ca me rend triste et énervée mais je devrais pas m'en étonner en fait…. Les pourfendeurs sont pas souvent attentifs aux furtifs… Et comment me reconnaître avec ce physique? Je devrais aller lui parler? Pour lui dire quoi, même? La journée se fini sans que je ne vois les heures passées et je me lève avec  les autres. Mon corps choisi finalement pour moi et je me dirige vers elle alors qu'elle se retrouve seule. A-t-elle été seule comme ça toutes ces années?

Je la fixe alors que les émotions me submergent et je vois dans ses yeux qu'elle est perplexe. Quand je l'appelle, quand les larmes commencent enfin à couler sur mes joues, je crois qu'elle me reconnait. Elle prononce mon prénom d'une voix si peu sûre… J'éclate en sanglot, comme si j'étais toujours la petite fille dans ce village de campagne.

– Nee-saaaan!!

Je ne vois plus rien et n'entend plus rien, juste du brouillard et le son de mes pleurs. Puis je suis entourée. Elle me serre contre elle. Je la sens trembler. Et j'entends son cœur battre. Ce simple son fait couler mes larmes de plus belle et je la serre fort. Je ne pensais pas un jour réentendre son cœur battre ainsi, même s'il ce n'est plus tout à fait le même, c'est le cœur de ma sœur qui bat contre mon oreille alors que des excuses franchissent ses lèvres. Et la colère prend soudain le dessus, changeant mes émotions à la même vitesse que pendant toute la journée. Je m'écarte d'elle d'un coup, quittant ses bras réconfortants.

– Désolée? Vraiment? Parce que t'avais pas l'air désolée pendant ta journée, à vivre ta vie en me sachant VIVANTE mais en me laissant croire que tu étais MORTE. 7 ans, nee-san. 7 ANS! Sans corps, sans signes de vie, sans toi!  

Je reprends ma respiration, manquant presque d'étouffer, les yeux toujours noyés de larmes.

– Tu savais? Tu savais que j'étais en vie?

Faites qu'elle me dise que non. S'il y a un dieu quelque part, pitié, ayez-lui fait croire que j'étais morte tout ce temps, que ses excuses étaient pour avoir douté de ma survie. Faites qu'elle ne m'a pas sorti volontairement de sa vie toutes ces années.

Je ne pensais jamais revoir ma sœur un jour. Quelles étaient les chances ? Je pensais qu’elle menait une vie loin des combats, loin des Pourfendeurs et des Démons. Je voulais me persuader qu’elle ne risquait rien, qu’elle avait eu une chance d’être une enfant, une fille et une femme comme toutes les autres. Je me rends bien compte que je me faisais des faux-espoirs. Après tout, nos parents sont morts. Comment a-t-elle réagi face aux cadavres ? Face au massacre et face à mon absence ? Je vois difficilement comme elle aurait simplement pu reprendre le cours de sa vie et simplement passer au-dessus du deuil et des traumatismes. Je me voilais la face pour ne pas être tentée de la retrouver, je préférais me convaincre qu’elle vivait loin, sans se douter que les Démons existaient et que sa sœur pouvait en être un, à moitié.

Quand elle éclate en sanglot, je ne peux pas m’empêcher de la prendre dans mes bras et de la serrer tout contre moi. Elle est ma petite sœur et peu importe le nombre d’années qui nous ont séparées, je l’ai toujours aimée inconditionnellement. Bien sûr, je ressens une honte profonde d’être ainsi dévoilée à elle. J’aurais préféré qu’elle garde éternellement le souvenir de sa grande sœur faible mais au moins humaine. Elle est tellement plus grande que dans mes souvenirs, tellement différente. En sept années, elle a tant changé. Je n’aurais jamais pu deviner qu’elle était l’une des silhouettes sur le côté, une parmi les Furtifs qui observaient l’entraînement.

Elle s’écarte brutalement et derrière ses larmes brillent des yeux remplies d’une colère justifiée. Elle a raison de m’en vouloir. J’ai survécu et malgré ça, je l’ai abandonnée. J’aurais dû la retrouver, peut-être… Mais pendant des années, j’y ai pensé sans jamais me décider pour de bon. Il y a des choses que je préférais qu’elle ne sache pas. Tout ça pour ça… Mes lèvres se pincent légèrement.

-Je n’étais pas sûre que tu étais vivante mais je l’espérais. Je voulais que tu aies une vie normale, loin des Démons, et je savais que si tu apprenais ce qui m’était arrivé, tu rejoindrais les rangs des Pourfendeurs sans hésiter.

Je jette un coup d’œil sur la paume de ma main. La coupure a disparu, j’ai déjà guéri. Je baisse ma main et fais un pas en arrière pour remettre de la distance entre Akina et moi. J’aurais voulu la garder un peu plus dans mes bras mais je dois nous laisser le temps de nous retrouver.

-Suis-moi.

Je l’amène jusqu’à la cabane, un peu éloignée des autres qui accueillent les Pourfendeurs, là où je loge. Nous y entrons et le mobilier est évidemment très modeste. Il n’y a que mon lit, quelques armoires et un espace pour cuisiner. Je l’invite à s’installer alors que je décide de préparer du thé pour ma cadette.

-Tu n’aurais pas dû rejoindre l’Armée…, mon regard glisse sur sa main manquante et je soupire, J’aurais préféré que tu ne découvres jamais ce que je suis devenue. Je souhaitais que tu gardes une meilleure version de moi dans tes souvenirs. Essaye de comprendre, Akina. Je voulais ce qu’il y a de mieux pour toi.