La nuit touche à sa fin et je retourne à mes quartiers après une promenade dans le jardin du domaine. Il s'agit là des seules sorties que je peux encore faire. J'étais presque à mes quartiers quand j'aperçois mon "mari". C'était à prévoir, cela faisait plusieurs semaines depuis sa dernière visite mais j'ai toujours cette étrange sensation quand je le revois. Je le salue en serrant des dents, la frustration de cette sortie restreinte encore vive. Il m'a tout pris et continue tranquillement à me prendre tout et pourtant, nous sommes là à jouer nos rôles selon sa volonté. Et les jours passent comme s'il ne partait jamais.
Ce soir, nous sommes dans le pavillon ouvert sur le jardin, profitant des derniers instants de la nuit. Muzan lit ses recherches pendant que je joue distraitement du koto. Sans refermer son livre ni même lever la tête, il entame la conversation. Je le regarde un moment avant de reprendre mon morceau en lui répondant. La nuit est sans Lune et seules les étoiles sont témoins de nos mots échangés. Quand le Soleil point ses rayons à l'horizon, refermant son livre il se lève et clôt ce moment d'une dernière phrase. Je sers les dents et claque la langue. Bien sûr, c'était à prévoir. Je me lève à sa suite, range mon koto et le suit calmement. S'il m'annonce cette nouvelle, c'est que son départ est imminent. Je le suis jusqu'à sa porte de sortie et on se salue. Le bruit de la porte claquant et l'odeur du sang de Nakime m'indiquent qu'il est parti. Je me redresse en soupirant et, laissant derrière moi les premiers rayons du Soleil, je me dirige vers la chambre avec la fatigue du travail de demain.

Je me réveille un peu avant le coucher du Soleil. Je m'habille rapidement et attache ma frange de part et d'autre de mon visage. Laissant mes manches retomber et recouvrir mes mains désormais un peu plus griffues. Prête à démarrer cette nouvelle nuit, je me dirige à contre-cœur vers la salle à manger. J'évite cette pièce autant que je le peux et même si des années sont passées, j'ai toujours la nausée à l'idée de manger. Mais je sais aussi que ça sera pire si je ne le fais pas. Aussi, je m'installe à table et en profite pour discuter avec les démons qui m'amènent mon "déjeuner" des en-cas de la nuit. Ce soir sera un de ces soirs d'alimentation, il faut croire. Ils s'en vont et une démone arrive avec de l'encre et du papier. Je note les tâches à faire, en essayant de n'en oublier aucune. Je lui rend la liste et fini mon repas avant de rejoindre les autres pour participer aux préparatifs et je gère ce que je ne veux pas déléguer dans la maison.

Je rejoins mon salon une fois tout en place. Je pense que ma mère serait fière si elle me voyait de là-haut. Malheureusement, je ne peux pas dire qu'elle serait pareillement heureuse de celle que je suis aujourd'hui. Je rentre dans la pièce et caresse du bout des doigts mon katana. Je souris comme d'habitude en repensant à l'énième caprice que j'ai fait pour pouvoir le mettre tant en vue dans cette pièce. Je voulais le garder et rappeler à tout le monde ici qui je suis, et surtout à Muzan et à moi. Je prends une flûte en bois et m'installe sur le perron pour jouer dans la nuit en attendant, ça ne devrais plus être long, maintenant.

Un moment plus tard, on frappe à la porte et je me retourne alors qu'une démone en annonce une autre. Je regarde la jeune fille qui vient d'entrer, elle a l'air jeune et frêle. Ainsi, c'est elle que Muzan a choisi pour être ma nouvelle ombre, cette fois? J'en ai déjà eu et bien sûr, tous sont ici en partie pour me surveiller donc je commence à avoir l'habitude. J'observe la démone, des cheveux de deux couleurs bien divisés, des yeux qui font pareils. Elle semble fragile et pourtant, elle vibre comme un démon. Que lui est-il passé par la tête, cette fois? Je souris en coin. Ma foi, ça me changera. Je me redresse et congédie d'un signe de tête celle qui me l'a amenée.

- Bonsoir, Kageosora Noakeno. Bienvenue et bon courage. J'espère que tu vivras plus longtemps que les précédents.

Bon, tant pis pour la fierté de ma mère. J'estime avoir fait assez de politesse et je descends dans le jardin pour marcher en jouant un peu. Je n'ai jamais aimé rencontrer ces nouvelles ombres, elles me rappellent que je suis surveillée et dans une prison. Et celle-ci risque de tenir encore moins longtemps, vu sa condition. Dommage, elle a l'air jeune dans sa condition, je me sens un peu mal pour elle.

Je regarde le ciel teinté des couleurs du coucher de Soleil. La nuit se rapproche et avec, une nouvelle Mission m’attend. Je prends une grande inspiration. Je ne sais pas ce qui m’attend exactement et comme toujours, j’ai conscience qu’il s’agit peut-être de ma dernière Mission. Je supporte cette vie depuis plusieurs années déjà et depuis le temps, je ne crains plus la Mort. Une partie de moi l’attend, même. Je regarde le corbeau posé sur mon épaule et hoche simplement la tête en le fixant de mes yeux vairons. Déjà, l’oiseau s’envole vers une destination que je ne connais pas mais un destinataire qui attend sans doute de mes nouvelles. Je fixe le messager ailé disparaître vers l’horizon et me tiens droite face à un avenir incertain mais qui ne m’effraye pas.

Ce soir, je sens que les choses qu’Oyakata-san a mises en place vont peut-être prendre sens. Depuis que j’ai accepté de me fondre parmi les ombres, de faire partie des Démons que j’aurais préféré combattre, je n’ai pas eu la sensation d’être vraiment utile et de n’apporter à la famille Ubuyashiki que des informations de faibles importances, me tenant trop éloignée de notre principale cible : Muzan. Je me suis longtemps demandée si je n’allais pas finir par devoir m’attaquer à bien plus d’innocents pour prouver ma valeur au Démon Originel et peut-être gravir les échelons pour me rapprocher de lui… Cette idée me glaçait le sang et heureusement, ça ne s’avérera peut-être pas nécessaire.

Je ne sais pas pourquoi j’ai été choisie parmi les centaines de Démons existants dans les rangs, cachés partout dans le Japon. Malgré tout, c’est à moi qu’une Démone a fini par se présenter pour m’annoncer une nouvelle des plus surprenantes. C’est cette même Démone que j’attends, assise patiemment au centre de la clairière où elle m’a donné rendez-vous ce soir. Elle ne tarde pas à faire son apparition, froide, droite, détachée. Je sens que son dévouement envers Muzan est complet et indestructible. Au vu de son attitude, elle doit penser que c’est mon cas également. Heureusement, en devenant une espionne au service de l’Armée des Pourfendeurs, j’ai découvert que je n’étais pas une trop mauvaise actrice. Si je n’avais pas été à la hauteur, je serais morte depuis longtemps aujourd’hui.

Silencieuse et respectueuse, je suis la Démone et alors que nous marchons parmi les arbres et les doux bruits apaisants, un bruit de Biwa interrompt nos pas et la seconde qui suit, nous avons quitté la forêt profonde. Je regarde autour de moi, intriguée par cette téléportation soudaine et inexpliqué. Nous sommes désormais dans ce qui s’apparente être une grande ville, Tokyo peut-être, et nous faisons face à l’entrée d’une grande demeure. Je suis la Démone comme elle s’avance à l’intérieur non pas sans m’expliquer à nouveau brièvement en quoi consistera ma nouvelle tâche. C’est désormais ici que je vais « vivre » en étant logée et nourrie en échange de quoi, je ne devrais pas faillir à ce qu’on attend de moi : surveiller l’épouse de Muzan. Ce n’est pas rien, à mes yeux, et ce qui me pousse à vouloir être à la hauteur de cette tâche est évident. Être proche d’une des femmes de Muzan, c’est être proche du Démon originel. Aucun Pourfendeur n’a eu cette occasion en ayant en plus l’opportunité d’en ressortir vivant. Je continue de suivre la Démone qui me guide à l’intérieur de la demeure. Je découvre l’endroit où cette épouse vit et reçoit sans doute la visite de son mari occasionnellement. Mes sens sont aux aguets et j’observe tout ce qui m’entoure pour retenir le moindre détail qui pourrait avoir son importance.

Nous finissons par nous arrêter devant une porte et la Démone l’ouvre pour nous mener sur le perron du jardin arrière de la Maison. Là, assise avec une flûte en bois entre ses mains, la fameuse épouse est installée. Ma guide me présente comme étant la nouvelle garde du corps et ne s’attarde pas plus longtemps, tournant déjà les talons pour me laisser seule avec celle que je considère comme le plus grand espoir de la Mission que je sers depuis des années. Je fixe la femme Démon. Ses cheveux sont noirs et ses yeux d’un rouge surprenant. Mon expression reste neutre, ne laissant transparaître aucune émotion alors que je m’incline poliment.

-Bonsoir, Kageosora-san. Je m’appelle Chino Kage. J’espère pouvoir rester à vos côtés aussi longtemps que possible.

Je réponds d’une voix détachée, neutre et très posée. Je sens bien que la jeune femme a des réticences face à mon arrivée… enfin, jeune femme. C’est un Démon donc il est difficile de dire depuis combien de temps elle vit. Je l’observe comme elle descend dans le jardin et me redresse pour la suivre. Mes instructions m’ont été clairement indiquées : je dois toujours rester proche d’elle, la protéger mais surtout, la surveiller. Cette précision m’avait fait tiquer dans un premier temps mais je pense avoir compris, désormais. Cette épouse n’est pas épanouie, ici, et ses gardes du corps la maintiennent en vie et prisonnière, en quelque sorte. Je marche derrière elle, l’écoutant jouer de son instrument. Je remarque que nous nous éloignons beaucoup de la demeure et regarde celle-ci s’éloigner de plus en plus de notre vue. Le Domaine est gigantesque mais je le vois plus comme une prison dorée qu’autre chose. Quand je remarque que nous arrivons à la limite de la propriété. Je marque une pause.

-Ma Dame, vous devriez rentrer à l’intérieur., je lève mon nez vers le ciel et observe celui-ci avec attention, Je crains qu’il ne commence à pleuvoir bientôt.

J'avais préparé l'arrivée de la nouvelle démone dans la maison avec attention. Parce que je ne veux pas la recevoir ne devais pas dire que je ne devais pas recevoir décemment, comme ma mère me l'avait souvent répété avant les soirées. Je me perds dans mes souvenirs d'enfance tout en m'attelant aux préparatifs et c'est la pointe au cœur que je termine mes tâches. La nuit est avancée quand je vais dans mon salon pour jouer de la flûte au bord du jardin. Je m'attendais à recevoir la nouvelle venue plus tôt mais elle doit venir de plus loin. Enfin, pas que je m'en plaigne. Des coups frappés à la porte quelques instants plus tard m'annoncent l'arrivée que j'attendais de mal gré. Je découvre la nouvelle démone qui partagera brièvement ma vie. Et je suis perplexe de ce que je vois. Il est rare que Muzan envoie une démone qui a l'air aussi faible, c'est même la première fois, il me semble. Je me sentirais presque mal pour elle, puisqu'elle a l'air plus jeune que moi tant physiquement qu'en années réelles.

Elle se présente à ma suite sans réaction face à ma réception macabre. Me détournant d'elle, je plisse les yeux en la regardant de côté tout en l'écoutant. Elle est neutre et se comporte de façon très professionnelle. Et son nom m'interpelle. Si je n'étais pas si réticente à sa présence, je lui poserais probablement quelques questions. Mais je ne le ferais pas. Je me rends sans plus attendre dans le jardin, cette nouvelle présence me donne déjà l'impression d'étouffer. Je la sens me suivre sans attendre. Elle a été bien briefée avant de venir, à ce que je constate. Je recommence à jouer distraitement mais mon esprit est ailleurs.

La vie n'est déjà plus agréable depuis bien des années mais elle est encore pire quand j'ai une ombre derrière moi. Muzan a commencé à assigner des démons à ma surveillance peu après qu'il m'ait transformée, pour m'éviter de me tuer autant que m'éviter de fuir. Je me promène sans faire attention, me concentrant sur mes doigts, sur mon souffle et sur le son qui sort de l'instrument. Le bruissement déjà familier dans mon dos s'arrête et sur un ton neutre, la démone à l'allure étrange m'interpelle. Je m'arrête de jouer pour constater que je suis presque à la limite du Domaine. Je me tourne vers elle alors qu'elle observe et le ciel et s'explique. Je penche légèrement la tête et hausse un sourcil. Elle fait dans la subtilité, voilà qui change. A quel point est-elle différente? Mon époux aurait décidé de changer de tactique en ce qui concerne ma détention? Je lève la tête pour observer le ciel à mon tour, force est d'avouer que son excuse est juste.

- Mais un temps couvert n'est-il pas un temps parfait pour être dehors, pour nous autres? Je demande autant pour elle que pour moi.

Je regarde la bordure délimitant ma liberté et devine la ville au-delà. Ma vie aurait dû être de ce côté, et me voilà à me faire rappeler à l'intérieur de ma maison comme si j'étais encore une enfant. Par une fille qui a l'air plus jeune que moi, de surcroit. J'esquisse un sourire amer en repensant à la façon dont ma mère me rappelait quand je restais trop longtemps dehors à m'entraîner. Mais avec elle, je sortais du Domaine familial, au moins.

- Comment est la ville, ce soir? Je me le demande.
Je murmure pour moi-même avant de faire demi-tour, Très bien, rentrons, ce soir. Nous avons à discuter de votre installation et de votre nouveau quotidien.

Suivre une Démone pendant les prochains jours, les prochaines semaines et les prochains mois… Ça n’a rien de réjouissant. Je sais que je dois prendre sur moi, c’est ce que je fais depuis le moment où je suis devenue à moitie démon mais plus le temps passe et plus cela devient difficile. Je ne devrais pas devenir le garde du corps d’un monstre, ce n’est pas ce qu’on m’a appris à faire quand je suis devenue Pourfendeuse. Je pensais pouvoir venger la fin de mon bonheur et trouver la paix en débarrassant le Monde de ces créatures. C’était la seule façon pour moi de compenser ce que je suis devenue pour survivre. Oyakata-sama m’a appris que j’avais une autre façon de m’y prendre et si je n’ai jamais douté du génie derrière son idée, elle m’est de plus en plus pénible. Mon dévouement pour l’Armée n’est pas à remettre en cause et c’est pour cette raison que je fais tout pour être à la hauteur. Je fixe le dos de l’épouse de Muzan. Si je dois la suivre jusqu’à ce la mort m’emporte, je le ferais.

Le son de son instrument ne m’est pas très agréable mais j’ai toujours préféré le silence. Je n’ai pas grandi dans un monde où la musique accompagnait mes pas et je n’ai jamais vraiment réussi à l’apprécier. Malgré ça, je ne dis rien et supporte simplement cette situation comme on m’a indiqué de le faire. J’obéis à des Démons, aux ordres de Muzan. Un frisson de dégoût parcourt mon dos mais je n’en montre rien, gardant cette expression naturellement neutre. Je ne m’arrête que lorsque je constate que nous approchons des limites de sa prison. J’imagine qu’elle ne serait pas aussi… désespérée dès mon arrivée. Mon attention se porte sur le ciel et je préviens la maîtresse de maison que la pluie menace de tomber. Je me tiens droite, fixant simplement la jeune femme aux cheveux sombres devant moi.

-Un temps couvert peut-être mais il ne fait pas bon d’être sous la pluie battante et vous n’êtes pas assez couverte pour ça.

Je suis son regard vers l’un des murs qui bordent la propriété. Dehors, la capitale du Japon s’étend et doit toujours être victime de la vie nocturne du peuple moderne. Je n’ai jamais aimé la ville et je ne m’y suis que très peu rendue, sauf en cas de mission. L’idée de vivre en plein milieu de la plus grande ville japonaise est loin de me ravir mais encore une fois : je prends sur moi. Savoir ce qu’il se passe dans les rues bondées est loin de m’intéresser. Alors qu’elle fait demi-tour, je l’imite et emboîte son pas tranquillement. Comme je l’avais prédit, quelques gouttes commencent déjà à tomber.

-Je n’ai pas besoin de grand-chose, ma Dame. Je dors peu et je ne mange pas beaucoup. Tout ce qui compte, c’est que je vous garde à l’œil, si j’ai bien compris.

Alors que ma promenade est écourtée à l'approche des limites du domaine, le temps est à la pluie. Je tente une remarque autant pour moi que pourvoir sa réaction et elle ne se fait pas attendre. Me couvrir pour quelques gouttes d'eau? Je ne cache pas mon air dubitatif avant de me détourner d'elle. Me pense-t-elle fragile au point de tomber malade pour si peu? Je pince les lèvres avant de me reporter sur les murs. L'extérieur me manque. Je me résigne pour le moment et reprend la route pour l'intérieur, espérant que tout est prêt comme demandé alors que le ciel commence à pleuvoir. Chino-san m'emboîte le pas en m'assurant se contenter de peu et me rappelant la raison de sa présence. Cette dernière phrase a pour effet de m'interrompre un instant dans ma marche et de me tendre. J'inspire un bon coup. Je sais que je ne peux rien lui faire, directement tout du moins.

La suite du retour à la Demeure se passe plutôt calmement. J'avance en silence et d'un bon pas, maintenant déterminée à en finir au plus vite avec cette nuit. Je rentre et range ma flûte avant de me diriger vers la salle à manger. Dans un couloir, j'indique à une domestique qui passe notre destination et la démone s'éloigne vers la cuisine.
- Voici votre chambre, la mienne est juste à côté. Evidemment, je pense, sarcastique.

Nous arrivons dans la pièce que je vise et m'installe en laissant l'ombre s'installer ou elle le souhaite. Une fois assise, nous n'avons pas à attendre longtemps l'arrivée d'en-cas. Ayant déjà eu le déplaisir de manger ce soir, j'ai demandé quelque chose de léger. Aussi, la viande nous est servie sous forme de de fine tranche semi-cuite. Un souvenir vif de mes très rares passages en cuisine me fait déglutir péniblement.

Je vous ais fait préparer ceci pour votre arrivée, servez-vous. Et n'hésite pas à avaler de travers. Je ne manges pas souvent, aussi, il faudra aller en cuisine ou ici s'il vous faut manger.
Je prends une inspiration avant de me lancer.
Les espaces de Muzan sont interdits d'accès sauf s'il est là et votre… travail n'est pas nécessaire quand il est en visite ici. Au-delà de ça, vous êtes libre d'agir et d'aller où bon vous semble. Vous.

Que ces mots sont déplaisants à prononcer. Je reste à l'observer face aux règles simples et au plat posé devant elle. Si elle a des questions, faites qu'elle ne les pose pas. Sa présence me rappelle déjà bien assez ma condition et l'emprise que mon mari garde sur moi malgré son absence. Ces explications accentuent le fait que je sois prisonnière. Quand avais-je vu la ville ou une forêt pour la dernière fois? Il me semble que ça date de deux ombres…  Peut-être arriverais-je à m'enfuir, si cette démone est vraiment celle assignée à ma surveillance. Elle me connaît peu, ne connaît pas les lieux, pourquoi ne pas retenter ma chance, après tout?

Voilà à quoi va ressembler ma vie, désormais. J’essaye de garder mes pensées claires. Certes, ce n’est pas le plus excitant de ne faire que suivre une femme à longueur de journée mais après avoir appris que j’allais être assignée à sa surveillance, j’ai bien eu le temps de réfléchir à tout ce que ça allait me permettre de faire. Être dans une demeure où le Démon Originel vit de temps à autre alors qu’il est si difficile de l’approcher et de ne serait-ce que l’apercevoir, c’est une chance unique. Il n’y a qu’une chose qui n’est pas sûre : ma survie. Si les précédents Démons ayant eu comme rôle de surveiller cette épouse n’ont pas survécu, c’est qu’il y a une raison. Bien sûr, je dois tout faire pour m’en sortir vivante, sinon, les informations que j’aurais récoltées ne serviront à rien. Alors que j’emboîte les pas de l’épouse malheureuse du monstre, la pluie tombe et mes lèvres se pincent doucement. Mes réflexes de survie me donnent envie de courir à l’intérieur… Il y a encore quelques années, être dehors sous la pluie pouvait m’être mortel et il m’arrive d’oublier que je n’ai plus à craindre le froid et les maladies désormais.

Nous finissons par rentrer à l’intérieur de l’immense Demeure et je continue de suivre Kageosora-san à travers les couloirs. J’ai beaucoup de difficultés à imaginer Muzan vivre ici de temps à autre pour profiter de la compagnie de son épouse. Pourquoi un Monstre comme lui a-t-il des épouses ? Je suis certaine qu’il n’est pas capable de s’attacher à qui que ce soit. Les Démons, surtout celui-là, sont des êtres trop égoïstes pour aimer. Quand la maîtresse de maison m’indique où est ma chambre, je me contente d’hocher la tête. Je suis déjà certaine qu’ici, je ne dormirais jamais sur mes deux oreilles. Un lieu où je dois surveiller une femme jour et nuit et où Muzan peut débarquer ? C’est impossible que je me sente réellement détendue. Suite à ça, nous arrivons dans une pièce où celle que j’accompagne désormais s’installe. Je l’imite en prenant place en face d’elle, calmement. Je continue de me tenir là, droite et impassible. Mon nez se plisse très légèrement quand une domestique fait son entrée avec des assiettes et… de la viande. Je savais que ce moment allait finir par arriver et je fixe longuement les fines tranches saignantes « joliment » présentées sur l’assiette devant moi. Les mots de Tamayo-sama me reviennent : je dois éviter à tout prix de consommer de la viande humaine au risque de perdre l’humanité qui me différencie des Démons.

-Pourrez-vous m’indiquer ces espaces appartenant à votre époux, s’il-vous-plaît ? Je ne voudrais pas m’y rendre par inadvertance.

Je parle d’une voix calme et posée, indifférente. Je ne montre aucune de mes arrière-pensées, aucun intérêt quelconque que je pourrais avoir pour ces fameuses pièces. Je vois bien au regard de la Démone qu’elle n’apprécie pas ma présence mais ça ne me fait ni chaud, ni froid. Je me contente de m’incliner simplement et poliment pour présenter mes excuses.

-Je suis désolée, ma Dame, mais je ne peux pas manger le repas que vous avez fait préparer pour moi, bien que j’apprécie l’attention., je me redresse et m’explique, Je ne consomme que certains humains, les plus faibles, les mourants. Je m’occuperais de me nourrir par moi-même, en quittant votre Domaine quand cela s’avère nécessaire. J’espère que cela ne vous pose pas de problème?

J'ai dû rentrer à contre-cœur, reconnaissant que la stratégie de cette démone était bien pensée. D'autant plus que l'expérience m'a apprise que fuir face à une ombre compromet la réussite de l'opération. Autant se montrer compliante et faire preuve de patience, j'ai toujours fini par réussir à me débarrasser des démons assignés à ma surveillance. Cette satisfaction me permet de passer outre la colère de Muzan face à ces échecs. Cette pensée m'aidant à me détendre après les désagréables rappels de Chino-san, je me dirige vers la cuisine en montrant au passage ma chambre et la sienne puis m'installe pendant qu'on nous sert.

Je l'observe attentivement, il me semble que le masque si lisse qu'elle s'efforce de garder depuis son arrivée se fissure une première fois devant son plat et je hausse très brièvement un sourcil perplexe. Elle n'a pas l'air enchantée par ce qu'elle a sous les yeux. L'assiette la dérange-t-elle?

Je me lance ensuite dans une très brève explication du fonctionnement des choses ici, espérant qu'elle garde ses questions pour elle si elle en a. Je me retiens de justesse de claquer la langue quand elle réagit. Pourquoi elle doit interagir plus que nécessaire avec moi? Je remarque qu'elle n'a pas cédé au mimétisme, s'abstenant de prononcer le nom de mon époux. Dommage, j'en aurais vite été débarrassée. Je ris doucement intérieurement en repensant à ces prédécesseurs qui avaient fini détruits par la malédiction portés dans leurs cellules. Mais qui sait, elle finira peut-être par faire cette erreur aussi, les moyens de me débarrasser d'elle ne manquent pas, au contraire, ils ne font que se multiplier. Si elle ne meurt pas en parlant de Muzan, je la pousserais vers sa fin autrement, telle sera ma contribution au combat de l'armée. Si je ne peux pas mourir, ce sera aux autres de connaître ce sort à ma place.

- Ils sont dans l'autre partie de la demeure, cet endroit est à peu près symétrique mais les rôles des pièces sont différents d'une partie à l'autre. L'autre moitié n'est ouverte que lors de ses visites.

Pourquoi elle doit même poser cette question? Elle ne peut  pas se contenter de suivre et observer? Comme si elle pouvait se rendre dans l'autre moitié du domaine par inadvertance. Après, ça serait une autre façon d'attirer sur elle les foudres de mon époux, l'idée n'est pas mauvaise…

Une fois cette information obtenue, elle s'incline respectueusement. Allons bon, quoi, à présent? Elle refuse l'en-cas que je lui ai fait préparer. Je serre les dents en pensant au gâchis que ça représente : Il ne s'agit pas d'un corps entiers mais quand même, une personne a été tuée pour ce soir, elle pourrait montrer un minimum de respect. J'attends donc des explications, cette fois. Heureusement, elles ne tardent pas à arriver.

Décidemment, cette démone est différentes des autres ombres que j'ai eues. Elle semble avoir une morale, c'est étonnant. Si seulement je pouvais choisir les humains que je consomme, moi aussi. Il n'empêche qu'elle pourrait faire une exception pour cette fois, son comportement est impoli alors que ses mots tentent le contraire. Je la jauge du regard alors qu'elle continue ses explications. La surprise me prend à nouveau et je m'efforce de rester neutre alors que l'euphorie me gagne. C'est trop beau pour être vrai.

- Je vois, faites comme bon vous semble, alors. Je me redresse avant de me diriger vers la sortie L'important a été discuté, Ainsi, nous n'avons plus rien à nous dire.

Je reprends la direction du bureau, un sourire étirant doucement mes lèvres depuis que je lui montre mon dos. Cette nouvelle démone va peut-être me permettre de m'en aller pour de bon, cette fois. Elle débute dans cette demeure et sortira pour se nourrir, que demander de plus?  Je m'installe à ma table et règle les papiers d'arrivée de cette nouvelle employée. Autant régler toutes ces choses désagréables ce soir, avant de se concentrer sur un départ imminent.

Je range finalement mon matériel et me dirige vers ma chambre un peu avant les lueurs de l'aube, tendant son dossier stipulant son habitation, ses droits et libertés et son contrat à l'ombre en sortant. Me faire m'occuper de ces documents est une autre façon pour Muzan de jouer avec mes nerfs. Mais je me demande s'il s'est vraiment renseigné avant de choisir Chino-san.

Une fois à l’intérieur, nous nous installons dans une salle à manger où un repas, si on peut appeler ça comme ça, est servi. Je sais déjà que je n’y toucherais pas. Je sais que je suis un Mission et que pour les informations que je dois recueillir, je serais prête à beaucoup de choses. J’ai déjà fait des choses que je ne pourrais pas oublier, des choses allant à l’encontre de ce que sont les Pourfendeurs. J’essaye toujours de ne pas y penser, de me détacher de ces actes comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de mon corps pour les faire. Je suis prête à beaucoup de choses pour Oyakata-sama, pour aller au bout de ma mission. Par contre, goûter à la viande humaine. Ça, jamais. Je ne serais pas prête à faire ça. Il y aurait des risques que je perde mon humanité, que je devienne un véritable Démon. C’est hors de question que je devienne un de ces Monstres. Je fixe l’épouse devant moi. Son apparence est moins horrible que celle d’autres créatures que j’ai pu croiser par le passé mais ses yeux rouges ne trompent pas sur sa nature. Je me fais une note mentale pour retenir ce qu’elle m’apprend à propos des pièces appartenant à son mari. Je pense que ce serait risqué de m’y aventurer mais l’information est toujours bonne à prendre, qui sait ce qui pourrait arriver pendant que je suis ici. Je me contente de silencieusement hocher la tête, impassible. La tentation d’aller jeter un coup d’œil serait tentante mais je suis plus prudente qu’autre chose.

Par la suite, après avoir très rapidement réfléchi à une excuse, je m’incline et refuse avec politesse le plat qui m’a été préparé. J’essaye de ne pas trop regarder celui-ci. La viande humaine… savoir qu’elle est servie ici comme si c’était normal me dégoûte. Je remarque que celle que je dois garder serre les dents. Ça ne doit pas lui plaire… Peu importe. Il y a des chose que je n’accepterais pas, je ne peux pas abandonner toutes mes valeurs, même pour les Pourfendeurs. Elle accepte malgré ses expressions de surprise et je reste aussi neutre qu’elle l’est. Quand elle se lève, je me lève, comme un mimétisme. Je la suis hors de la pièce, jusqu’à son bureau. Mes journées vont être bien pénibles… Elle s’installe et manipule des papiers pendant quelques minutes avant de tout ranger. Je marche derrière elle et reconnais le chemin pour rejoindre les chambres. Devant la sienne, elle me tend un dossier et je n’y jette qu’un coup d’œil pour comprendre qu’il s’agit de mon contrat. Je la laisse rentrer dans sa chambre et rejoins la mienne.

Les jours passent et ces jours deviennent des semaines. Je me contente, encore et encore, de suivre silencieusement Kageosora-san où qu’elle aille. Pour le moment, je n’ai pas encore quitté le Domaine une seule fois pour me « nourrir » ou plutôt, pour donner des informations à l’Armée pour laquelle je travaille réellement. Je ne sais pas si ça semble étrange que je ne me nourrisse jamais mais c’est dans ma chambre que je prends les doses de sang qu’il me faut pour survivre. Le Soleil est en train de se coucher quand je me lève et je sors de mon lit. J’ai beaucoup de mal à dormir ici et pourtant, je sais que celle que je dois surveiller ne pourrait pas sortir en journée au vu de sa condition. Je profite d’être seule dans ma chambre pour ouvrir les tentures de ma fenêtre et laisser les rayons du Soleil caresser mon visage. Cette sensation me manque… Vivre dans la nuit n’est pas le plus agréable et je peux comprendre que les Démons cherchent à vaincre leur sensibilité au Soleil. Je quitte ma chambre et regarde celle, fermée, de Kageosora-san. Elle ne sortira pas tant que l’Astre de la journée n’a pas complètement disparu. La demeure est complètement désertée. Je me dirige vers le jardin et m’assieds sur la terrasse pour observer le coucher du Soleil, pensive. Je suis ici depuis des semaines mais n’ai encore aucune information intéressante. Je me demande s’il était réellement important de m’introduire dans le Domaine d’une des épouses de Muzan… Elle ne me parle que très peu et elle ne sait peut-être rien de son mari. En quelques minutes, je suis plongée dans la pénombre de la nuit et me lève pour rentrer. Au moment où je m’avance dans le couloir des chambres, celle de la maîtresse de maison s’ouvre et je la rejoins calmement.

-Bonsoir, Kageosora-san. Avez-vous bien dormi?

Elle aura probablement remarqué que son manque de respect pour la "nourriture" me déplait mais qu'importe, je reste polie au maximum. Comment pourrais-je me montrer douce et bienveillante envers une créature envoyée pour me garder vivante et emprisonnée? Je ne me rappelle d'ailleurs plus la dernière fois que je me suis montrée sincèrement gentille. Je conclu le repas au plus vite, si elle ne mange pas, il n'y a pas besoin de s'éterniser. D'autant plus que les idées fusent à toutes vitesses et que les dernières informations qu'elle m'a fournies me donnent matière à réfléchir. Elle est intéressée par les espaces de Muzan et va devoir sortir. Elle ne semble pas forte, elle est néanmoins respectueuse et a l'air maline. Malgré son visage neutre, c'est déjà beaucoup.

Je m'occupe de son contrat en laissant ces réflexions de côtés l'espace de quelques instants. Dire que c'est ma responsabilité de décrire ses libertés à celle qui me la prend. Les autres épouses de Muzan sont-elles également surveillées? Je me demande si elles sont plus dociles… Et si elles ont des ombres également, les acceptent-elles ou les poussent-elles à la mort comme je le fais? Il me semble qu'elles sont toutes humaines, alors pourquoi suis-je la seule à avoir été transformée? Pourquoi me refuse-t-il la mort? Je n'ai jamais eu les informations. Je retiens un soupire en rangeant mon pinceau et l'encre, je ne vais pas offrir le plaisir de donner trop d'informations sur mes états d'âme, bien que je me doute qu'ils ne soient pas difficiles à cerner. Je lui tends sans cérémonie son contrat et la passe sans plus lui accorder d'attention.

Je rejoins ma chambre et regarde l'espace qui m'est dédié pour le jour, la pièce n'a plus de fenêtres pour ma "sécurité', je vais devoir la jouer fine mais l'espoir est là. Mon mari est passé récemment et la surveillance est nouvelle, tout se met comme il faut. Je m'installe et passe en revue le calendrier pour finalement me fixer une date mentalement. Pour la première fois depuis un moment, je me couche le sourire aux lèvres.

Le temps passe et je reprends plus ou moins ma vie quotidienne entre les tâches administratives, la gestion du Domaine et la musique. Une fois par semaine, je retire mon katana de son ostensoir pour le garder à mon flanc toute la nuit et exécuter de simples mouvements dans le jardin. Je ne peux plus pratiquer mais j'ai la volonté de ne pas perdre mes anciennes capacités. Même s'il est difficile de garder le niveau quand je dois masquer mes compétences devant l'ennemi. Je peux cependant m'entraîner au Souffle de Concentration Intégrale dans ma chambre, puisque cette démone me laisse seule dans cette pièce (ce qui n'a pas été le cas de certains de ses prédécesseurs). Malgré ses mots du premier soir, elle n'est encore jamais sortie du Domaine et l'odeur de sang émanant parfois de sa chambre au lever du jour m'interpelle. A-t-elle une réserve dans ses affaires ou sort elle sans que je ne le remarque? Non, cette deuxième hypothèse est impossible, je l'aurais remarqué.

Je me lève après quelques heures de récupération, m'étant entraînée la veille au soir afin de ne pas surprendre à être armée. Mon katana à la taille, je me prépare et jette un œil au sac préparé dans le coin de ma chambre. Ce soir est un jour d'anniversaire et bien que la date me pèse, je compte profiter de cette occasion. Malgré les semaines passées, je sais que Muzan n'arrivera pas ce soir; il ne l'a jamais fait. Je prends le sac et sors de ma chambre. La jeune femme est déjà présente pour m'accueillir. N'a-t-elle pas encore compris que sa présence et ses mots sont de trop? Mais je dois faire bonne figure, surtout ce soir. Je soupire tristement avant de me lancer.

- Bonsoir, je vous souhaite d'avoir passé une meilleure journée. Pour ma part, le jour n'a pas été des meilleurs. Il s'agit d'un jour de deuil, Chino-san.  

J'avance dans le couloir alors qu'un démon attend déjà dans le jardin, une clé à la main. Je n'ai accès à cette zone que deux fois l'an et sous surveillance. Mais j'ai réétudié les plans, je connais désormais l'emplacement de chacun ainsi que tous les angles morts, je n'ai pas le droit à l'erreur. Le terrain lui est moins connu et les habitudes sont bouleversées. Je m'avance au-delà du portique, suivie de près par l'ombre en l'informant.

- Vous devez sans doute l'ignorer mais j'ai eu des enfants. Aujourd'hui est l'anniversaire de la mort de mon premier.

Je ne me livre pas par bonté d'âme mais après tout ce temps, j'ose espérer que de telles confidences lui feront baisser sa garde juste le temps que je file par le chemin que j'ai repéré. Je m'agenouille devant la stèle et sors de mon sac l'encens et les fleurs que j'ai préparés au-dessus de mes affaires personnelles pour me recueillir avant de m'en aller.

J’accueille la maîtresse de la demeure dès la sortie de sa chambre. J’ai l’habitude, désormais, même si je ne le fais jamais de bonté de cœur. Les semaines passent, se ressemblent et je ne m’amuse pas ici. Je suis entourée de Démons et je dois tous les laisser en vie. Ne serait-ce pas plus simple que je les tue tous et que je me rende dans les espaces de Muzan sans risquer quoi que ce soit. J’en aurais le niveau, je le sais, je pourrais avoir le dessus sur les Monstres présents ici. Pourtant, ce ne sont pas les ordres de Oyakata-sama. Je respecterais toujours les ordres parce que c’est ce que font les Pourfendeurs et encore plus les Piliers. Je garde les lèvres pincées quand elle dit qu’il s’agit d’un jour de deuil. Nous n’avons pas pris l’habitude de discuter, elle et moi, et j’ai très vite accepté l’idée qu’elle ne serait pas une alliée dans ma Mission. Ça aurait été plus pratique, j’aurais pu plus aisément obtenir des informations si elle était de mon côté. Je la suis, comme toujours. Je suis son ombre, après tout, et ne pas la perdre de vue est la deuxième chose la plus importante que j’ai à faire ici.

Nous nous rendons dans le jardin et un Démon ouvre devant nous une partie du terrain que je n’avais jamais vue avant aujourd’hui. Je reste impassible, comme à mon habitude. Je fixe le dos de Kageosora-san alors qu’elle se confie. Pourquoi le fait-elle ? Je n’en vois pas vraiment l’utilité. Après tout, ça ne fait que me dégoûter, l’idée qu’elle ait pu avoir des enfants avec Muzan, notre plus grand ennemi. Je la fixe alors qu’elle s’agenouille devant la stèle et dépose quelques objets devant.

-Mes condoléances, Kageosora-san. Je ne savais effectivement pas que vous aviez donné vie.

Je parle d’une voix posée et joins simplement les mains, avec respect. Je ne bouge pas d’un iota mais reste en retrait. Elle se recueille et je respecte ça, en quelque sorte. Je reste assez perplexe mais je ne pose pas de questions. De quoi cet enfant est-il mort ? Si cette femme, épouse du Démon originel, est prisonnière ici, a-t-elle vraiment voulu partager sa couche avec son mari ? J’ai de sérieux doutes là-dessus mais je ne les partage pas et ne montre aucune curiosité sur mes traits. Immobile, telle une statue, je fixe la jeune femme agenouillée. Je ne sais pas combien de temps elle compte rester ici mais j’imagine que je pourrais concevoir qu’elle reste un certain temps. Ce n’est pas comme si j’avais quelque chose de mieux à faire… enfin, si, mais bon…

J'ai minutieusement préparé cette nuit, mes affaires sont prêtes et les offrandes pour la tombe également. Je repasse une nouvelle fois mon plan en tête mais je ne fais pas d'illusions, ça ne se passera probablement pas exactement comme prévu. Penser à différentes possibilités a fait partie de l'élaboration. Mais au final, il me faudra compter sur mes compétences et mes avantages pour parvenir à mes fins. Une fois prête, je sors et échange brièvement avec l'ombre, toujours à la sortie de ma chambre au coucher du Soleil, sans exception. Je dois lui reconnaître son zèle, malgré les apparences.

Je me dirige vers la partie de recueil du jardin, rarement accessible. A l'époque, ça m'importait d'en avoir une et j'ai créé cet espace pour ne pas oublier. Ce n'est que devant ce fait accompli mon tendre époux avait eu l'amabilité de m'en restreindre l'accès. Prier pour mes enfants est trop humain pour Muzan, je suppose.

Je laisse à la démone me surveillant la lampe illuminant nos pas et ses mots de consolations résonnent sans émotions derrière moi alors que je dépose ce qu'il me faut devant la stèle. Cette jeune fille reste calme en toutes circonstances, rien ne l'émeut donc? On passera la partie compassion, donc…  Elle est cependant étonnement respectueuse, ne posant pas de questions déplacées et me laissant un espace agréable pour me recueillir.

Alors je sors ma flûte après avoir déposé les encens, bougies et fleurs et je commence à jouer la berceuse qu'il préférait. Je ferme les yeux tandis que je me repasse en mémoire les souvenirs qu'il me reste de cet enfant. Bien des années sont passées depuis sa mort et celle de son frère. Après leur deuil pénible, je me suis promise de ne plus m'attacher aux êtres que je mettrais au monde, puisqu'ils ou elles ne sont apparemment pas voués à vivre. Mais ces deux jeunes ont été les premiers et malgré la grossesse très pénible de ce petit et le fait qu'il n'ait pas vraiment été conçu dans l'amour, j'avais tout fait pour être une bonne mère, à l'époque.

J'ai bien remarqué ces dernière semaines qu'elle n'était pas plus sensible que cela à la musique, bien qu'elle semble s'y être habituée. J'espère tout de même l'avoir assez ennuyée avec ce soir. Je termine mon morceau, range ma flûte, gardant mon sac au poignet alors que je reste sur place. L'ombre ne bouge pas et ne fait pas un bruit mais je la sens toujours, à distance correcte.

Je ferme les yeux en repassant les étapes de mon voyage en tête. Passer sa garde et sortir du jardin. Cette étape cruciale, la première, va se jouer en quelques secondes après lesquelles, je devrais me fondre dans la foule de la nuit citadine. Ne pas se faire retrouver avant d'être sortie de la ville et de se trouver au couvert des arbres avant le lever du Soleil. Et si je le peux, trouver un pourfendeur pour lui transmettre ce que je sais et mourir dignement avant d'être retrouvée par les démons.

Bien, d'abord, la première étape. C'est une bonne chose que je maintienne au maximum mon Souffle de Concentration Intégral, j'espère moins attirer l'attention sur ce que je me prépare physiquement à réaliser. Je concentre mon souffle dans mes jambes tous en évitant de trop contracter les muscles autours de mes articulations pour les garder souples.

- Souffle de l'Ombre, septième mouvement : Ruse du Clair-Obscur.

Je murmure pour moi avant de me fondre le plus habilement possible dans les ombres de la nuit, créées par la lampe dans les mains de la démone derrière moi, pour de me rapprocher en vitesse de la palissade. Cette technique fonctionne encore mieux avec une source de lumière à proximité et joue alors contre la personne le plus dans la clarté, ce qui m'avantage ici. Je saute facilement par-dessus l'enceinte, la rue s'offrant à moi et une avenue principale à quelques mètres. Plus qu'à se fondre dans la foule, ai-je réussi la première partie de mon plan?

Je reste à distance mais mes yeux ne quittent pas la silhouette de la jeune femme dont j'ai la garde. J'ai beau me faire discrète, elle ne peut que sentir ma présence derrière elle. Je pourrais m'effacer et la laisser se recueillir mais je n'ai pas suffisamment d'empathie pour la laisser seule ne serait-ce qu'une seconde. Elle est là, à déposer des offrandes à son enfant mort et à jouer de son instrument en hommage. Bien sûr, elle doit être triste d'avoir perdu la vie qu'elle a porté en son sein mais je n'arrive pas à compatir quand je ne cesse de penser que l'enfant enterré était celui de Muzan. Il vaut mieux que celui-ci soit mort. Nous avons déjà bien des difficultés à vaincre le Démon Originel, qui sait ce dont sa descendance serait capable ? Mieux vaut qu'ils meurent par eux-mêmes. Je devrais sans doute en faire part à Oyakata-sama. Si Muzan a plusieurs épouses et qu'il tente d'avoir un enfant avec chacune d'entre elles, c'est préoccupant.

Mes yeux s'agrandissent très légèrement quand je perçois son Souffle de Concentration Intégrale. Une Pourfendeuse ? Je ne connais pas la technique qu'elle utilise mais je ne prends pas le temps de réfléchir davantage pour me mettre à sa poursuite. Elle est vive mais elle ne connaît pas mes compétences, pas encore. Je n'aurais jamais imaginé que Muzan ait pour épouse une Pourfendeuse. Comment peut-elle être liée au Monstre que l'Armée tente à tout prix de vaincre? Elle ne doit plus faire partir de nos rangs depuis longtemps, je doute que son époux l’accepte. Je perçois sa silhouette passer par-dessus l’enceinte de sa demeure. Bien sûr, c’était son plan, profiter du fait que nous ne soyons que toutes les deux dans une partie que je ne maîtrise pas vraiment pour me filer entre les doigts. C’est malin mais ça ne suffira pas.

Avant de la suivre, je me défais de mon épais kimono pour dévoiler mon katana soigneusement caché en-dessous, attaché autour de ma taille. Ce n’est peut-être pas le plus malin, de constamment garder mon arme sur moi mais en même temps, je me vois difficilement la cacher dans ma chambre où tout le monde pourrait tomber dessus. Je dégaine la lame sans réfléchir et saute aisément par-dessus le mur qui sert normalement de prison à la jeune femme. Je l’aperçois et ma mâchoire se crispe. Nous sommes seules mais elle se dirige clairement vers une grande rue bien plus bondée. Je serre le manche de mon katana, activant son mécanisme pour qu’il prélève mon sang.

-Souffle Sanguinaire. Huitième Mouvement : Euthanasie.

Je plante ma lame dans le sol avec force et déjà, mes bras se couvrent de multiples et brûlantes coupures. Des lignes rouges se tracent sur le sol, semblables à des vaisseaux sanguins, et ces lignes se dirigent droit vers Kageosora-san pour l’immobiliser dès qu’elles arrivent à ses pieds. Je souffle alors que je ne voulais pas en arriver là. Il va falloir que je la convainque de ne pas me dénoncer, de me garder à son service. Je doute parvenir à faire cela. Il faut au moins que j’essaye, hélas… Je laisse mon arme plantée au sol et m’approche sur la jeune femme considérablement ralentie. Je ne l’ai pas paralysée complètement, mon objectif est de pouvoir la ramener au plus vite entre les mur de sa prison.

-Vous m’avez surprise avec votre technique de Pourfendeuse, Kageosora-san. Cependant, vous n’êtes pas la seule à avoir plus d’un tour dans votre sac., je me place très calmement devant elle, toujours très impassible, Je ne peux pas vous laisser vous échapper, j’en suis désolée. Si vous détestez cette vie et votre époux, il y a bien d’autres façons de vous débarrasser de lui.

Cela faisait un moment que je n'avais plus utilisé une technique du Souffle de l'Ombre. Je craignais que ce facteur joue en ma défaveur mais le contexte m'a semble-t-il mieux aidé que je ne l'escomptais. Ma technique est moins perfectionnée mais je parviens tout de même à la réaliser de manière suffisamment convenable que pour atteindre la bordure du Domaine. Là, sauter l'enceinte est l'étape la plus simple et me voici enfin à l'extérieur.

Il semblerait que, comme prévu, l'ombre ait été surprise par l'exécution d'un mouvement propre à des Pourfendeurs et ces fractions de secondes sont ce qui m'ont permis d'arriver à cette étape. L'espoir grandi en moi tandis que je marche vers la foule de la rue principale. Ce soir, je pourrais peut-être enfin en finir avec cette situation grotesque qu'est ma vie actuelle en aidant par la même occasion cette armée dans laquelle j'aurais voulu servir plus longtemps. J'écarte les réflexions que j'ai eues maintes fois sur la rentabilité de ces 2 années de services contre autant d'années de mariage pour me concentrer sur la suite du plan d'évasion.

Je n'ai plus beaucoup de temps avant son arrivée, je le sais et me presse, d'autant que j'ignore tout de son pouvoir sanguinaire. J'ai longuement réfléchi à la question après tout, Muzan n'assignerait pas ici un démon qui soit dépourvu de pouvoir et sa forme chétive doit cacher une technique qui lui semble pratique, rien d'autre ne pourrait expliquer son choix. Quand des mots résonnent enfin, une odeur de sang m'interpelle. Une technique de Souffle? Ha, il semble donc que nous étions deux à cacher nos capacités?

Une sensation désagréable que je n'avais encore jamais expérimentée se développe sous mes pieds et bientôt, les muscles de mes jambes fonctionnent au ralenti. Je serre les dents en continuant d'avancer mais au fond je moi, je le sais : ma fuite s'arrête ici. Je suis désespérée et perplexe. Que cette fille parvienne à me camoufler ses capacités et sa nature de Pourfendeuse, certes. Mais à Muzan? Je sais qu'il transforme des Pourfendeurs en démons. Mais il n'aurait pas assigné une ancienne Pourfendeuse à ma surveillance. Jamais. Surtout une qui utilise une technique pareille. Quel Pourfendeur développe une technique qui demande d'utiliser son sang alors qu'il est si nécessaire en combat? Cette technique en demande d'ailleurs trop, elle n'a pas dû être développée durant sa vie humaine…

Ses pas se rapprochent et ses mots me narguent.

-Quel intérêt ai-je à surprendre si je ne parviens pas à mes fins? Je marmonne, frustrée puis, baissant les yeux pour observer cette technique au sol et le katana planté quelques mètres derrière moi. Je constate, en effet. Une bien étrange et dangereuse technique à apprendre de son humanité, d'ailleurs.

Elle se place face à moi et je la regarde avec hostilité. A nouveau, un démon se place entre moi et la liberté. Mes muscles se détendent légèrement sous la surprise des mots qui suivent. Désolée? Elle ne semble pas l'être. Mais c'est réellement la suite de ses mots qui m'étonnent. D'autres façons de se débarrasser de Muzan? Un rire froid s'échappe de ma gorge. Ah… Cela faisait longtemps que je n'avais plus ris.

-Vraiment? Parce que cela fait longtemps et crois moi, j'ai essayé. Alors petite, si tu as une méthode que j'ignore, je t'en prie, éclaire moi! Je plisse les yeux, presque amusée à présent, Bien que fomenter un plan pour tuer Muzan t'enverrait à la mort d'ici quelques minutes….

Je serre mon katana, je n'ai pas cessé la Concentration de mon Souffle Intégral tout ce temps. La fin de mon plan est à quelques pas et je suis prête à essayer de me battre encore pour le poursuivre. Mais cela ne m'empêche pas d'écouter ce que cette fille a à dire, peut-être va-t-elle bientôt mourir de toute façon et rien ne me bloquera alors plus.